Avec ou sans bruits parasites

"Un réseau de plus en plus serré de distractions et d’occupations vaines"

Quelques réflexions sur Éducatice

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J’ai fait un passage éclair au salon Educatice jeudi dernier. J’ai passé tout mon temps à des rendez-vous avec des exposants arrangés par les organisateurs, aussi je n’ai vu que des stands (et encore pas tous, évidemment) et je n’ai malheureusement pas pu assister à des conférences (et il y a d’autres choses que j’ai manquées, à mon immense regret).

Ce que j’ai vu, surtout, ce sont des robots, des imprimantes 3D et des tablettes, beaucoup de tablettes…

Un défilé de robots

(En effet, sagace lecteur, ce n’est pas par hasard que ce titre est aussi celui d’un livre d’Isaac Asimov)
En ce qui concerne les robots, je reste dubitatif. Je n’ai peut-être pas compris, mais il me semble que le détour que constitue le passage par le robot (comme le détour que constitue le passage par un chat, suivez mon regard…) est plutôt de nature à troubler les élèves qu’à les aider à mieux comprendre les enjeux de la programmation. Je prévois de rencontrer un spécialiste de la question pour qu’il m’explique ce qui m’échappe à ce sujet.

Une exposante qui présentait des robots industriels attirait mon attention sur le fait que ceux qu’on voyait partout (elle a cité Nao) n’avaient pas d’applications professionnelles et qu’il fallait plutôt initier les élèves à la robotique industrielle qui peine à recruter, faute de candidats formés. Je l’ai déjà dit jadis, je ne suis pas certain qu’il soit opportun de former des collégiens à un métier qui aura sans doute considérablement changé quand ils seront en position de l’exercer, mais il est vrai que les maintenir dans l’ignorance des vraies utilisations concrètes et contemporaines de ces technologies, au profit d’une science fiction surannée dans ses espérances, n’est sans doute pas très raisonnable.

Ite hinc, difficiles, funebria ligna, tabellae !

(Oui, vigilant lecteur, c’est bien un vers de l’Élégie 12 du livre I des Amours d’Ovide qui parle de tablettes (de cire) : « Loin de moi, tablettes maudites ! bois funèbre ! »)

Les tablettes surtout m’interrogent. Elles m’ont semblé surabondantes. Une entreprise spécialisée dans l’évaluation (numérique ou papier) propose un chariot de tablettes pour faire passer des tests à des élèves (ils visent plutôt le marché de l’enseignement supérieur semble-t-il), une autre qui travaille dans le domaine des capteurs pour l’Exao vend des tablettes qui intègrent nativement des capteurs (mais aussi un boîtier qui permet d’utiliser ces mêmes capteurs sur n’importe quelle autre tablette). Je ne sais comment interpréter cela. J’imagine que si on se laissait aller aux arguments de ces commerciaux, on aurait dans chaque établissement scolaire des jeux de tablettes pour les sciences, des jeux de tablettes pour les langues, des jeux de tablettes pour l’évaluation etc. Peut-être même un jeu de tablette par salle de cours.

Je me demande si ce développement correspond à une tendance mondiale de tablettes de moins en moins chères et de plus en plus présentes, qui fait que chacun imagine son produit sous la forme d’une tablette-appliance au lieu de le penser comme du logiciel ou un périphérique. Je serais curieux de voir ce qui sera proposé au BETT (auquel, encore une fois, je ne pourrai pas être présent, puisqu’il est en même temps que la journée Eidos que j’organise. Si un de mes lecteurs allait à Londres, il pourrait aisément se faire pardonner son absence à Eidos en me disant ce qu’il y aurait vu en matière de tablettes 😉 .

Une autre hypothèse serait que cet engouement est un effet de bord un peu étrange du plan numérique ministériel : les constructeurs entendraient ainsi profiter d’une mode des tablettes dans les établissements et auprès des collectivités… Je ne vois pas bien comment cela pourrait fonctionner dans l’hypothèse de la généralisation dont parle le Ministère (je ne sais pas si hypothèse est le mot approprié pour parler de quelque chose qui n’adviendra jamais) : y aurait-il des élèves équipés de tablettes pour l’évaluation et d’autres de tablettes pour les sciences ? D’ailleurs, ne serait-il pas astucieux d’imaginer de tels équipements qui permettraient une mutualisations au niveau d’une classe ? Faudrait-il que les établissements choisissent une fois pour toute la tablette pour les sciences ou celle pour les langues ? Ou alors, peut-être que comme les élèves ont maintenant plusieurs manuels dans leur cartable, ils auront dans quelques années trois ou quatre tablettes adaptées aux différentes matières…

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Mathematica, historia, geographia, litterae, biologia, physica ceteraeque disciplinae ancillae culturae digitalis

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(Les mathématiques, l’histoire, la géographie, la littérature, la biologie, la physique et les autres disciplines au service de la culture numérique)

(NB : j’ai lu avec attention tous les articles comme « 5 astuces pour écrire l’irrésistible titre de blog », « 10 billets de blog qui vous amèneront du trafic » ou encore « comment écrire des titres d’articles de blog efficaces »… Je ne suis pas sûr de les avoir bien compris et je ne sais pas si un titre interminable en latin correspond bien à ces préconisations. Tant pis, je ne désespère pas de lancer un jour la mode des titres qui ne donnent pas envie de lire.)

Ce n’est pas la première fois que j’écris un billet sur ce blog dans lequel je réponds à un article de Michel Guillou. C’est sans doute que je lis toujours sa prose avec beaucoup d’intérêt et de plaisir.

Aujourd’hui, je voudrais répondre à son billet intitulé Quand le ministère vous explique sans rire qu’il est possible de faire le choix du numérique… qui reprend une idée chère à Michel, qu’il résume ainsi :

Car, encore une fois, je ne cesse de le répéter, le ministère confond et, avec lui, tous ceux qui veulent bien l’entendre, le numérique avec sa pacotille.

On suit bien son raisonnement : le numérique change la société en profondeur et, à ce titre, l’école ne peut pas faire comme s’il n’existait pas.

[…] le numérique est un fait culturel majeur né au passage d’un millénaire à l’autre et c’est un changement de modèle, un paradigme tel qu’il bouleverse au fond la transmission des connaissances, l’appropriation des savoirs et les postures des maîtres comme celles des élèves.

On ne peut guère contester ce point, tout le monde est témoin de ces changements, dans tous les domaines. On ne contestera pas davantage le fait que

Les jeunes, les élèves de nos écoles, collèges et lycées, ont été les premiers à changer avec le numérique. Hyperconnectés mais sans doute mal connectés, hyperinformés et sans doute mal informés, ils ont adopté en ligne des attitudes nouvelles, des postures sociales différentes, ont développé en ligne des compétences originales. Ces postures et compétences n’ont pas grand chose à voir avec celles de leurs parents à leur âge, au siècle dernier. Elles méritent évidemment et simplement la bienveillance de l’école plutôt que la vindicte, la sollicitude plutôt que l’indignation, l’éducation plutôt que la censure.

C’est entendu, il faut apprendre à nos enfants à vivre dans un monde numérique. Mais il me semble que cela n’empêche pas de poser certaines questions.

Un milliard d’euros de pacotille

Qu’il faille leur apprendre à vivre dans cette société numérique implique-t-il de les faire travailler sans cesse avec des outils numériques (ce que Michel Guillou appelle la « pacotille ») ? Il se trouve que le Ministère de l’Éducation est engagé dans un programme qui promet de coûter un milliard d’euros aux contribuables, milliard qui ne serait que la partie émergée de l’iceberg que coûterait ce programme aux collectivités s’il venait à être généralisé comme le promet le Ministère (ce qui n’arrivera pas). C’est, me semble-t-il, une pacotille qui vaut la peine d’une réflexion préalable…

Il est difficile de s’engager dans un tel projet en considérant que cet investissement porte sur « un artefact éphémère » du numérique. Et c’est bien là qu’est la question : il faut apprendre le numérique, c’est acquis, mais est-ce en utilisant une tablette pour faire tout ce qu’on a à faire en classe qu’on l’apprend ?

Michel Guillou peut affirmer :

Un bon cours reste un bon cours, avec le tableau noir ou avec le tableau numérique. Une leçon bâclée le sera tout aussi bien avec des tablettes que sans.

Nul n’en disconviendra, mais je crois qu’une telle affirmation est porteuse d’un essentialisme dangereux : qu’est-ce qu’un bon cours ? Un cours fait par un bon enseignant, j’imagine… Ce qui amène à considérer qu’il y a deux grandes catégories d’enseignants : les bons, dont les cours sont bons avec ou sans le numérique, et les mauvais, dont les cours sont toujours mauvais… A ce compte, on aurait bien tort de chercher ce qui fait qu’un cours est bon ou pas et s’il y a des moyens, des méthodes, des outils, qui rendent l’enseignement plus efficace ; il suffirait de réussir à repérer les profs essentiellement bons et de se débarrasser de ceux qui sont mauvais…

Je crains (et est-ce une crainte ?) que ça ne fonctionne pas ainsi (et je suis sûr que Michel Guillou est de mon avis). Je pense qu’il y a des situations où certains outils peuvent être plus utiles que d’autres pour faire acquérir une notion à des élèves, que ces situations peuvent différer selon les élèves, selon les enseignants. Dans certains cas, les outils numériques peuvent être un bon choix, dans d’autres, non. Un cours utilisant le numérique n’est pas intrinsèquement meilleur, comme il n’est pas intrinsèquement plus mauvais, simplement par le recours au numérique. En revanche, certaines stratégies sont plus opportunes que d’autres pour enseigner certains points, et il me semble indispensable que les enseignants réfléchissent à ces stratégies (et je sais qu’ils le font, pour la plupart). Il est légitime de s’interroger sur la bonne façon pour un élève d’apprendre le théorème de Pythagore ou les causes de la Première Guerre mondiale, légitime également de se demander dans chaque cas si l’outil le mieux adapté pour cet apprentissage est ou non numérique.

En conséquence, on ne peut pas, comme le fait Michel Guillou, balayer la question de l’opportunité de l’outil numérique d’un revers de main. Il faut enseigner la culture numérique (c’est l’expression que j’ai traduite par cultura digitalis dans mon titre), c’est entendu, mais ne faut-il enseigner qu’elle ? On disait jadis que la philosophie devait être la servante de la théologie (philosophia ancilla theologiae) ; doit-on considérer désormais que toutes les disciplines doivent n’être que des prétextes à cet apprentissage de la culture numérique ? (C’est à ce moment de votre lecture que vous comprenez le sens du titre de ce billet et que vous vous réjouissez de faire partie de la poignée de héros qui ont poursuivi jusqu’ici.)

L’impossible analogie du gymnase

Il était à la mode, il y a quelques années, de faire l’analogie entre un gymnase et des outils numériques : selon cette analogie, quand il s’agit d’équiper un établissement scolaire d’un gymnase, la collectivité ne pose pas la question de l’intérêt pédagogique de cet équipement, il va de soi ; il faudrait faire de même avec les outils numériques.

Je n’insisterai pas sur la méconnaissance du fonctionnement de la construction d’un établissement que cette remarque révèle, car j’ai entendu souvent remettre en question l’opportunité de construire un gymnase propre à un collège plutôt que d’utiliser des équipements existants.

Surtout, cette analogie est complètement spécieuse : d’abord, c’est une évidence, le gymnase n’a pas les particularités de l’outil numérique. Pour faire court, je dirais que je n’ai jamais entendu parler d’enseignants d’EPS qui refusent d’utiliser un gymnase ou qui le laissent dans un placard…

Surtout, si on veut filer la métaphore, demandons-nous quelle réaction susciterait l’annonce par un ministre d’un plan pharaonique pour équiper les établissements scolaires de gymnases dans lesquels il deviendrait obligatoire d’enseigner les maths, la techno, le français, la natation…

Le risque d’une contre-éducation

En somme, je suis d’accord sur le fait qu’il n’y a pas lieu de se demander si le numérique a sa place à l’école. Je crois que Michel a raison de dire que la page du Ministère dont il donne le lien n’a pas de sens dans les arguments qu’elle donne : sur les points qu’elle évoque, il n’y a pas à poser la question d’un choix du numérique. C’est sans doute excusable par le fait que, depuis quelque temps et pour quelques mois encore, ce n’est pas à des pédagogues qu’est confiée la communication du Ministère.

En revanche, il me semble indispensable que la question des outils numériques soit posée, par les spécialistes de chaque discipline, afin de faire les choix tactiques qui s’imposent : le numérique est-il utile pour tel ou tel point du programme ? quel outil numérique est utile pour ce point ?

Faute de cet exercice, il faut craindre que la démarche soit absolument contre-productive : si une injonction inconditionnelle et irréfléchie est faite aux enseignants d’utiliser systématiquement les outils numériques, il est plus que probable que se développera une « culture numérique scolaire » qui n’a rien à voir avec la vraie culture numérique, qui fonctionne d’une tout autre façon, qui, bien loin de préparer les jeunes au monde dans lequel ils vont vivre, les confinent dans un univers imaginaire qui leur donne des habitudes et des raisonnements au rebours de ceux qu’ils devraient être. Avec la schizophrénie et l’inertie dont elle est capable, l’institution scolaire pourrait bien maintenir ces pratiques dépassées ou ineptes en croyant de bonne foi rendre service aux élèves.

Il existe déjà des éléments de cette culture parallèle. Je crains qu’une pression trop forte et irraisonnée pour développer le numérique ne les aide à se développer.

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Ce que l’algorithme d’APB nous apprend sur l’opengov

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Les faits

La publication de l’algorithme d’APB (Admission Post-Bac, l’application qui gère les affectations des lycéens dans l’enseignement supérieur) a beaucoup fait parler hier et avant-hier parmi les gens qui s’intéressent à l’éducation et, surtout, à l’open data, au logiciel libre et d’une façon générale à la transparence des services publics numériques.

Bref rappel des faits : l’association Droit des lycéens a demandé au Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de lui communiquer la façon dont les affectations sont déterminées. Après avoir donné une réponse décrivant en général le fonctionnement et face à l’insistance de l’association, le ministère lui a envoyé un courrier papier contenant une fonction SQL de 400 lignes environ
On pourra lire une récapitulation plus détaillée de ces faits et les réactions à cette publication dans cet article de Wally Bordas sur Diplomeo, ainsi qu’une première analyse du code par Guillaume Ouattara sur son blog L’ingénu ingénieur.

Mauvaise foi bureaucratique

Ce qui m’intéresse surtout ici, c’est la démarche du Ministère. Je suis depuis longtemps un thuriféraire du logiciel libre et je suis convaincu de l’intérêt de l’open data et de ce qu’on appelle le gouvernement ouvert. Plus généralement, il me semble indispensable que les citoyens puissent connaître les algorithmes qui déterminent leurs vies, en particulier quand ces algorithmes relèvent d’une mission de service public. Par conséquent, je ne peux qu’applaudir des deux mains quand un ministère publie un de ses algorithmes (je fais abstraction des atermoiements et des réticences préalables).

Dans un tweet, Axelle Lemaire, la Secrétaire d’État au numérique et à l’innovation, s’est félicitée de l’innovation que constitue cette publication, tout en reconnaissant que des points restent à améliorer :

Je travaille depuis de nombreuses années dans, avec et pour des administrations, nationales ou locales. Je sais bien quels peuvent être les freins et les difficultés techniques et administratives qui peuvent s’opposer à une action optimale. Je sais que les agents de ces administrations manquent souvent de temps, parfois de compétence (on peut être un spécialiste de son domaine sans être un spécialiste de la communication des données) ou de moyens pour traiter des tâches qui leur semblent périphériques à leur mission comme l’open data. C’est ce qu’Axelle Lemaire a l’air de penser. En ce qui me concerne, je ne vois pas d’autre explication que la mauvaise volonté des services du Ministère de l’Éducation nationale. Là où Axelle Lemaire voit « un verre à moitié plein », je vois un calice débordant d’atrabile.

Je le rappelle, le Ministère a envoyé du SQL sans aucune documentation sur la structure des données sous-jacentes. Pour les non spécialiste, le SQL est un langage qui sert à interroger des bases de données ; le sens des ‘phrases’ écrites dans ce langage, qu’on appelle des requêtes, dépend donc beaucoup de la base de données à laquelle elles s’appliquent. Or il n’y a pas d’informations à ce sujet dans le courrier du ministère. Aucun informaticien ne donnerait de bonne foi un morceau de code ainsi sans fournir aucune indication sur la façon dont il est utilisé. De fait, on voit bien que l’analyse de Guillaume Ouattara que j’ai déjà citée s’apparente à du reverse engineering. Est-ce ainsi qu’on conçoit la transparence de l’action publique ?

Si cette preuve de la mauvaise volonté du ministère ne suffisait pas, une autre, éclatante, est le fait que le code ait été transmis sous un format papier. Bien sûr, ce n’est pas un très gros obstacle et on a pu très vite l’avoir sous une forme numérique (ici par exemple), mais c’est une façon un peu mesquine de traîner les pieds.

L’impression qui se dégage de toute cette affaire est quand même que quelqu’un a dit « Envoie-leur quelque chose, qu’ils cessent de nous importuner » (plût au ciel que cet ordre ait été exprimé dans un langage aussi châtié 🙂 ).

Pourquoi cette mauvaise volonté ?

C’est la question centrale, car elle nous renseigne sur l’ensemble de la démarche de gouvernement ouvert.

Je ne crois pas, disons-le d’emblée, à une raison politique. Il n’y a pas de complot gouvernemental pour cacher l’algorithme d’APB (désolé pour mes lecteurs complotistes). Je crois aussi qu’Axelle Lemaire est de bonne foi quand elle se réjouit de cette publication.

Il me semble que c’est plutôt dans les rouages de l’administration qu’il faut chercher les raisons. Je n’espère pas les trouver. Peut-être s’agit-il de la fierté d’un développeur qui ne veut pas qu’on lise ce qu’il a écrit, de peur qu’on y trouve un bug, des fautes d’orthographe dans les commentaires ou des conventions de nommage un peu hasardeuses. Plus vraisemblablement, il s’agit de la crainte qu’on reproche à l’administration des choix minuscules qu’elle n’aurait pas dû faire : quand on développe un logiciel, on est amené, naturellement, à prendre beaucoup de décisions arbitraires, qui relèvent de la technique et qui n’ont pas lieu d’être discutées par les « vrais » décisionnaires (élus, directions générales etc.). Ce sont des petits choix tactiques faits parce qu’ils sont plus simples à coder, parce qu’ils permettent de contourner un obstacle etc. Chacun de ces choix individuels est insignifiant, mais mis bout à bout et par effets de bord, ils peuvent avoir des conséquences importantes, sans que ceux qui les ont faits s’en rendent compte.

L’intérêt d’ouvrir le code, surtout du code qui peut affecter la vie de nombreux citoyens (comme un logiciel qui décide de l’orientation des étudiants), est précisément qu’un œil neuf et qui a d’autres biais que les créateurs (une association étudiante n’est pas attentive aux mêmes points qu’un informaticien de ministère) puissent trouver ces effets indésirables ou inattendus pour aider à les corriger.  Et si cet examen révèle qu’il est nécessaire de prendre de vraies décisions stratégiques, elles pourront être discutées selon les modalités normales de la démocratie, au lieu qu’un individu ait à assumer seul face à sa conscience une responsabilité qui n’est pas la sienne.

Ce sont ces réticences, ces réactions épidermiques qui sont un véritable obstacle à un gouvernement ouvert. Les règlements, quelque coercitifs qu’ils puissent être, ne peuvent pas suffire à assurer que la publication des données et des algorithmes publics sera efficace. Il faut que chaque agent comprenne le sens de cette démarche, qu’il y trouve un intérêt, dans son métier et en tant que citoyen. Pour cela, il est nécessaire de développer une culture des données et des algorithmes dans les administrations, mais aussi auprès du grand public et en particulier à l’école. Ainsi, il paraîtra naturel à tous les services de publier leurs algorithmes très tôt, avant même qu’on puisse leur reprocher quelque chose, que les questions qui se posent puissent être posées avant d’avoir des conséquences fâcheuses. Faute de cet effort, forcément de long terme, on s’expose au risque d’administrations qui, comme le Ministère de l’Éducation nationale dans cette affaire, respecte la lettre de son obligation, mais pas l’esprit.

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A quoi sert un tutoriel vidéo ?

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Je me rends compte que, de plus en plus, il semble normal d’avoir recours à un tutoriel sous la forme d’une vidéo pour apprendre à faire n’importe quelle opération (recoudre un bouton, utiliser un logiciel etc.)

Je suis assez perplexe à ce sujet… Il me semble en effet tout à fait approprié d’utiliser ce système pour des opérations « IRL » (dans la vraie vie) : voici comment on plie un t-shirt ou comment on lève un filet sur un poisson. Il y a là des informations difficiles à faire passer autrement.

Mais pour beaucoup d’autres choses, l’utilisation de la vidéo me semble parfaitement contre-productive. C’est le cas en particulier pour l’utilisation d’un logiciel. Je suis sûr que tu as déjà essayé, lecteur, de suivre la démarche proposée dans un de ces tutoriels vidéo.

L’expérience « tutoriel vidéo »

D’abord, il est sage de regarder l’intégralité du tutoriel pour voir s’il décrit bien ce que je veux faire. Ensuite, je commence à suivre la démarche, en lançant une seconde lecture. Evidemment, comme j’essaie de faire les opérations en même temps que l’explication, il y a immanquablement un moment où je rate une étape et où je dois arrêter la vidéo, revenir en arrière. Après plusieurs arrêts et retours comme ça, je me dis qu’il vaut mieux faire autrement et je décide de regarder chaque étape sur la vidéo, attentivement, de faire pause, de la réaliser sur mon ordinateur, puis de revenir à la vidéo pour l’étape suivante…

Arrivé aux deux tiers ou aux trois quarts de la vidéo, je me rends compte que je ne peux pas faire l’opération indiquée : je n’utilise pas la même version du logiciel que l’auteur du tutoriel et le fameux bouton qui me serait utile n’existe pas ou bien il est ailleurs… C’est une expérience fréquente dans tous les tutoriels qu’ils soient vidéo ou non. J’en suis donc rendu à rechercher un autre tutoriel, à jeter tout ce que j’ai fait jusqu’à présent. Idéalement, les auteurs des tutoriels indiquent dans un texte de quelle version du logiciel ils parlent… idéalement… Bien souvent, ils se contentent de le dire oralement dans le courant de la vidéo, ce qui oblige à regarder un grand morceau avant de pouvoir savoir de quoi il s’agit. Souvent aussi, ils n’en disent rien.

Et puis, si je veux passer une partie que je connais déjà, je suis obligé d’avancer au hasard, de tâtonner, de prendre le risque de manquer une étape importante.

Mes réflexions

Fort de cette expérience (souvent répétée et que j’ai vu faire aussi bien souvent par mon fils de treize ans), je me demande ce qui incite les gens à créer de tels tutoriels et, surtout, ce qui incite d’autres à les consommer.

Sur le premier point, je crois savoir : il peut sembler plus facile de s’enregistrer en train de faire des opérations plutôt que de devoir les décrire à l’écrit. Soit. Il me semble toutefois que l’effort nécessaire à la mise en ordre des opérations pour les exposer dans un texte tend à favoriser un contenu mieux ciblé et plus pertinent, mais passons.

Mais sur le second, je reste très dubitatif. Quel est l’intérêt de suivre un tutoriel vidéo ? C’est se rendre prisonnier de la temporalité d’un tiers, se rendre dépendant des généralités (voire des banalités) qu’il voudra exposer plus ou moins compendieusement en introduction de son propos, c’est se soumettre à son bon vouloir pour obtenir des informations (comme le numéro de version). Concrètement, c’est accepter de passer un temps défini et à peu près incompressible (une approximation de ce temps peut être calculée en multipliant le temps de la vidéo par trois).

Alors qu’il est tellement plus simple de lire un texte, de le parcourir rapidement pour trouver une information ponctuelle (comme un numéro de version) ou pour saisir la démarche générale, de passer vite sur un passage qui ne me concerne pas ou que je connais déjà.

Un autre effet de la vidéo est une tendance à délayer le propos : je dois respecter le temps de celui qui parle, mais s’il se met à répéter plusieurs fois la même chose ou à se perdre dans des paroles oiseuses, je ne peux rien faire (parce que si je fais « avance rapide », je prends le risque de manquer quelque chose d’intéressant).

C’est peut-être (probablement) parce que je suis un vieux con… D’ailleurs, j’ai déjà vu des techniques utilisées par des jeunes pour lutter contre ces effets. Ainsi, mon fils se passe régulièrement des vidéos en accéléré, en ne mettant à la vitesse normale que les parties qui l’intéressent. Ce sont, me semble-t-il, des tactiques qui ne font que contourner le problème initial : pourquoi avoir utilisé la vidéo pour cet usage ? Et toi, lecteur, as-tu une réponse à cette question ?

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Pourquoi il est urgent d’apprendre l’informatique à l’école

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Après avoir proposé, dans un billet précédent, un rapide aperçu de deux positions qui me semblent caractéristiques du débat sur le sujet, venons-en à notre propos.

Les mauvaises raisons pour apprendre l’informatique aux enfants

Éliminons d’abord les arguments censés justifier l’apprentissage du code mais qui se révèlent spécieux :

  • Premier argument spécieux (qu’on trouve par exemple ici) : il faut apprendre à coder pour ne plus être passif sur internet (et face au numérique en général), pour pouvoir exprimer sa créativité.
    Certes, l’écriture de programmes est un moyen de se montrer créatif, mais elle est loin d’être la seule, on peut aussi créer des vidéos, faire des photos, du dessin, de la musique, écrire des textes… pour ne citer que les activités les plus évidentes. Et, il faut le préciser, ces activités, même si elle se font avec un ordinateur, ne nécessitent en rien de savoir programmer. Bien plus, cette volonté hégémonique du code de s’arroger en seul espoir de créativité numérique tend à entretenir une confusion assez répandue dans le grand public au sujet de l’informatique : toute personne qui travaille avec un ordinateur devient « informaticien » et se trouve du même coup capable de répondre à n’importe quelle question liée au numérique (choix d’un appareil photo numérique, utilisation de tel ou tel logiciel, configuration de tel périphérique, voire réparation de matériel défectueux…). Cette confusion disparaît peu à peu, puisque de plus en plus de personnes utilisent un ordinateur à titre professionnel et se rendent compte qu’elles ne sont pas devenues informaticien pour autant ; il me semble que la moindre des choses est que ce ne soient pas les informaticiens eux-mêmes qui contribuent à la faire persister (à moins que ce ne soit pour préserver leur aura de toute-puissance 😉 ).
  • Second argument spécieux (défendu ici par exemple) : il faut former des informaticiens, parce que la France en manque.
    Quelle que soit la validité de ce constat (et certains le contestent), l’enseignement du code dès le collège, voire l’école primaire, ne peut pas être une solution, il n’est pas sensé de vouloir répondre aux problèmes du marché de l’emploi d’aujourd’hui avec des personnes qui n’entreront dans la vie active que dans 10 ou 15 ans. Surtout, il est absurde de lancer un programme d’éducation généralisé pour répondre aux besoins d’un seul secteur : peut-on justifier de former tous les jeunes à un métier pour n’en conserver qu’une toute petite minorité (parce que même si beaucoup d’emplois sont à pourvoir dans ce domaine, il n’y aura pas des millions de postes créés pour accueillir tous les enfants de France qu’on aura convaincus de devenir développeurs) ? J’ai entendu une variante de cet argument à la radio au sujet des data analysts qui manquent en France : la formation pour posséder les compétences requises pour exercer ce métier est longue, il n’est donc pas possible de reconvertir des professionnels d’un secteur proche, mais il faut commencer à former les jeunes très tôt… On croit rêver ! Dans le même ordre d’idées, j’ai une proposition : il est connu que les zones rurales de France manquent de médecins, je propose donc d’initier les enfants de ces régions à la médecine dès la maternelle, pour résoudre ce problème au plus tôt.
  • Troisième argument spécieux, auquel je n’avais pas pensé tout de suite : il faut former les élèves au code pour renouveler la pédagogie.
    Cet argument est évoqué (et contesté) par Hubert Guillaud dans un article sur le site Internet Actu. J’avoue que cet argument me semble tellement saugrenu que je n’y avais pas pensé, mais, à la lumière de l’article d’Hubert Guillaud, j’ai reconsidéré certaines positions exprimées ici ou là qui en relèvent probablement. Cet argument résulte purement et simplement d’une confusion qui vient probablement de l’exemple d’écoles comme 42 ou web@cadémie. En effet, ces établissements proposent de former des développeurs en utilisant des pédagogies innovantes : travail de groupe, projets, enseignants jouant un rôle de tuteurs et non de transmetteurs de savoir etc. Par une confusion assez naturelle entre le fond et la forme, certains observateurs sont amenés à proposer ce modèle pour l’école publique, en apportant l’eau du bain avec le bébé, si j’ose dire. Autrement dit, puisque ces écoles enseignent efficacement le code (contenu) avec des pédagogies actives (méthode), il faut enseigner le code avec des pédagogies actives dans l’enseignement scolaire. On voit bien ce que cette confusion a de ridicule : s’il est probablement justifié de s’inspirer des méthodes de ces écoles pour d’autres enseignements, cela ne veut évidemment pas dire qu’il faut en même temps importer le contenu enseigné.

Pourquoi il faut apprendre l’informatique

Je voudrais raconter quelques anecdotes pour illustrer pourquoi, selon moi, il est nécessaire que tout le monde soit formé à l’informatique.

Communiquer à propos du numérique

Une utilisation évidente d’une meilleure connaissance de ce qui concerne l’informatique serait simplement la communication au sujet de l’informatique… Ainsi je constate que l’usage de mots dans un sens vague (voir à contresens), usage qu’affectionne particulièrement le marketing, induit une sorte de fluidité, de labilité du sens. Par exemple, il est toujours amusant de voir des gens parler d’applications en hésitant sur les mots : « logiciel, application, programme… » alors que ces termes sont peu ou prou synonymes dans beaucoup de cas. « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement » et réciproquement…

Il y a des exemples plus pernicieux : on parle depuis quelques années de « cloud computing ». Cette logique consiste à distribuer dynamiquement des ressources informatiques entre différents matériels : ces ressources peuvent être de la puissance de calcul, de la mémoire vive, de l’espace de stockage, de la bande passante etc. L’avantage est qu’ainsi l’utilisation des ressources peut être optimisé selon les besoins particuliers d’un certain moment. L’exemple fréquent de ce type d’usage est celui des sites de grandes compétitions sportives, qui sont assez peu consultés en temps normal, mais sont au contraire extrêmement sollicités pendant le déroulement de ces manifestations et en particulier pendant leurs temps forts. Une architecture traditionnelle obligerait soit à avoir de très gros serveurs et une grande bande passante pour faire face à la demande des pics d’affluence, et qui resteraient très sous-utilisés en temps normal, soit avoir des serveurs proportionnés à l’activité majoritaire de l’année et qui s’effondreraient pendant les périodes de pics. Le cloud computing permet de mobiliser automatiquement les ressources nécessaires pour faire face aux pics, tout en utilisant ces ressources pour un autre usage le reste du temps (par exemple pour héberger les sites d’autres compétitions sportives dont les temps forts sont à un autre moment). Le terme « cloud » signifie que le serveur qui héberge (dans notre exemple) n’est pas une machine physiquement identifiable, mais que ce peut être plusieurs machines, si nécessaire, dispersées sur internet, souvent représenté sous la forme d’un nuage (sans doute pour montrer qu’il n’existe pas de routes prédéfinies sur internet et que les données suivent un cheminement qui reste opaque à l’utilisateur).

Or, peu après le début du cloud computing, certains ont commencé à parler de données « in the cloud » comme synonyme de « online », c’est-à-dire de données sur internet, même si elles étaient stockées précisément sur un serveur physique bien défini et donc absolument pas dans le nuage. On voit bien à qui cela peut profiter : des commerciaux peu scrupuleux profitent de la vague du cloud computing et de son côté « tendance » pour vendre leur produit, même s’il n’y a aucun rapport objectif. En se généralisant, cette approximation entre dans le langage courant, et l’expression perd de son sens, rendant la communication plus difficile. (Et je ne parle même pas du fait que 51% des Américains croient que la météo affectent le fonctionnement du cloud computing)

Une initiation à quelques notions de base du fonctionnement de l’informatique éviterait ces incompréhensions.

Et cette question se pose de façon encore plus quotidienne : par exemple, quand un organisme quelconque (public ou privé) a besoin de faire appel à un prestataire informatique : réalisation d’un site web, développement d’une application… L’imprécision du vocabulaire pour décrire ne serait-ce que l’interface attendue amène parfois à des incompréhensions improductives.

Mais il est un domaine où ces incompréhensions sont encore beaucoup plus préjudiciables : les questions liées à l’assistance à l’utilisateur. Je donnais l’exemple de la voiture dans mon premier billet sur ce sujet et en y réflechissant davantage, cette analogie me semble plus intéressante que je ne l’avais cru d’abord. Lorsque ma voiture est en panne, je peux aller voir un garagiste et lui expliquer mon problème. N’importe quel automobiliste est capable de décrire son problème assez précisément et en particulier sans se tromper sur les éléments de l’interface utilisateur du véhicule : personne n’appelle ‘pédale’ le levier de vitesse ou ‘volant’ le frein à main. Pourtant, dans la pratique, on pourrait se passer de ces informations : je pourrais montrer une pédale en disant « quand j’appuie ici et qu’en même temps je bouge ça », en montrant le levier de vitesses, « il se passe ceci ou cela ». Je n’ai jamais rencontré de situation où je n’étais pas avec le garagiste auprès de la voiture. Bien sûr, je ne comprends toujours rien à ce qui se passe sous le capot de ma voiture : quand, après avoir changé l’embrayage, un mécanicien m’a expliqué que les dégâts étaient plus importants que prévu et qu’il avait dû démonter le volant moteur, j’ai pris l’air étonné et vaguement consterné qu’il semblait attendre, mais je n’ai aucune idée de ce que peut être ce volant et, à vrai dire, je n’en ai cure…

Revenons à notre sujet : d’après l’Observatoire du numérique, 49% des salariés utilisent régulièrement internet dans leur travail et 66% des particuliers l’utilisent fréquemment (tous les jours ou presque). Et cela ne prend pas en compte, naturellement, tous ceux qui utilisent un ordinateur sans accéder à internet. Parmi eux, je ne pense pas exagérer en disant, que ceux qui peuvent faire directement appel à un technicien à qui ils peuvent montrer leur problème sans avoir le décrire, sont un petit groupe de privilégiés. Beaucoup vont avoir à se faire assister à distance, par courriel ou par téléphone. Or il est toujours étonnant de voir la difficulté de beaucoup à décrire le problème qu’ils rencontrent : on ne peut pas savoir quelle est la réalité que recouvre le terme « onglet » ou « bouton », quand ils ne se contentent pas de dire « ça ne marche pas ». Du coup les plateformes d’assistance, adoptent un protocole très contraignant et abêtissant, qui présuppose d’emblée que toute information apportée spontanément par le demandeur est nulle et non avenue. Je suis sûr que vous voyez de quoi je parle : le technicien, à qui vous venez d’expliquer que vous avez redémarré trois fois votre box sans résultat, qui vous annonce : « Tout d’abord, nous allons essayer de redémarrer votre box »… Si les utilisateurs d’informatique (c’est-à-dire tout le monde) étaient capables de désigner les éléments d’une interface graphique, que de temps gagné dans l’univers ! que de frustration évitée !

Ce qui manque : des notions de base pour comprendre et donc décrire les aspects les plus superficiels du fonctionnement d’un programme informatique et son interface.

Pour savoir communiquer avec un ordinateur

Il y a quelques années, une de mes missions consistait à créer des comptes sur un ENT pour les élèves de collèges des Pyrénées-Atlantiques. Naturellement, j’avais écrit un petit programme qui, à partir d’un fichier de tableur, générait l’identifiant de l’élève sur l’ENT, puis créait son compte, et l’inscrivait dans un groupe qui correspondait à sa classe. Les établissements devaient donc me fournir un fichier de tableur, organisé selon quelques colonnes, avec un élève par ligne :

Classe, nom, prénom

Mon programme lisait ces fichiers, ligne par ligne, générait, à chaque ligne, l’identifiant de l’élève (par exemple en prenant la première lettre du prénom et les 8 première lettres du nom), créait le compte, ajoutait l’élève au groupe déterminé par sa classe.

Or beaucoup d’établissements me transmettaient des fichiers qui ne respectaient pas ce modèle. Par exemple, leur fichier comportait une première ligne qui ne comprenait que la classe, suivi de la liste des 30 élèves de cette classe, sans mentionner leur classe, puis une ligne correspondant à la classe suivante etc. Ou alors, ils m’envoyaient un fichier dans lequel les prénoms et les noms étaient dans une même cellule.

En somme, ces fichiers étaient parfaitement compréhensibles pour un humain, mais inutilisables pour un ordinateur. Heureusement, je servais d’interface entre les personnes qui créaient ces fichiers et la machine, et je disposais des outils pour régler ces problèmes. Si cette interface n’avait pas existé, ces utilisateurs auraient été confrontés à des messages d’erreur ou des fonctionnements imprévus, sans forcément comprendre d’où venait le problème.

Ce qui leur manquait était la connaissance de base pour pouvoir se faire comprendre d’un ordinateur : structurer ses données.

Un autre exemple : presque personne n’utilise les styles dans un traitement de textes. Cela me frappe particulièrement avec les stagiaires avec lesquels je suis amené à travailler. Un étudiant de 2014 a pourtant déjà eu l’occasion de produire souvent des documents numériques relativement longs : dossiers de TPE au lycée, mémoires, notes et travaux de recherche variés, rapports de stages… Les styles sont pourtant extrêmement utiles pour produire un tel document : ils permettent d’avoir une vision du plan d’un document, d’en manipuler le plan sans avoir à se préoccuper du contenu des différentes parties, de générer automatiquement un sommaire, d’uniformiser la présentation (et la modifier rapidement) etc. Qu’une personne de mon âge ne connaisse pas cette fonction, cela peut se concevoir, puisque nous n’avons jamais appris à utiliser ce genre d’outils, mais qu’un jeune, qui a le B2i (l’utilisation des styles dans un traitement de textes fait pourtant partie des items de ce brevet), ne l’utilise pas, cela dépasse mon entendement…

Ce qui manque à ces utilisateurs de traitements de texte est encore une connaissance de base (à peu près la même que dans l’exemple précédent) : savoir structurer ses données sémantiquement, c’est-à-dire selon leur sens, pour qu’un ordinateur puisse comprendre ce sens (« cette partie de texte est un titre, cette autre partie est un paragraphe »).

Troisième exemple : dans le cadre de mon activité professionnelle, je suis souvent amené à consulter des feuilles de calcul (Excel en général) créés par différentes personnes. L’avantage d’un tableur est de pouvoir appliquer des traitements variées aux données saisies : calcul, tri, comparaison… Bien souvent, il n’est pas possible d’utiliser ces outils dans ces feuilles de calcul, car les données n’y sont pas représentées de la bonne façon : cellules mélangeant à la fois du texte et des chiffres, ensembles de cellules (ligne et colonnes par exemple) correspondant à des données hétérogènes etc.

Quel est le problème ? Il faut choisir un outil qui correspond aux traitements qu’on a besoin d’appliquer aux données et structurer les données de façon à ce qu’elles puissent être traitées par l’outil choisi. Une présentation tabulaire peut souvent avoir du sens, par exemple pour donner une vision synoptique de plusieurs phénomènes (un exemple presque au hasard où une telle vision synoptique a un sens : tableau synoptique des évangiles) mais l’utilisation d’un tableau ne justifie pas nécessairement celle d’un tableur.

Un dernier exemple, un peu différent, dans cette catégorie : j’ai souvent été amené à parler d’IFTTT à des personnes variées (documentalistes d’établissements scolaires, chargés de communication d’organismes variés etc.). Pour mes lecteurs qui ne le connaitraient pas, IFTTT (pour IF This Then That) est un service en ligne très pratique qui permet de lancer une certaine opération lorsque un certain événement se produit : par exemple, lorsque je publie une image sur Facebook, le service la publie sur Twitter. On le voit, cela n’a rien de « technique », « algorithmique » ou compliqué ; c’est un outil qui peut être utile pour n’importe qui qui est amené à publier des choses sur Internet (et pas seulement à publier, puisque je peux l’appliquer à des opérations « privées » : ajout d’une ligne dans une feuille de calcul Google, d’une note dans Evernote etc.) Je me suis rendu compte que pour beaucoup, l’utilisation de ce service ne paraissait pas intuitive, sauf… pour les développeurs. Pourquoi ? Parce que la notion d’événement leur est familière (je me souviens de mon émerveillement un peu déçu quand j’ai compris que l’algorithme de n’importe quelle interface graphique n’est rien d’autre qu’une boucle sans fin qui attend des actions de l’utilisateur, comme cliquer sur un bouton ou saisir du texte, pour déclencher une opération), de même qu’une structure comme « si… alors… ». Est-ce qu’IFTTT est un outil pour les développeurs ? Pas du tout ! Un développeur pourra facilement écrire quelques lignes de codes qui permettront de faire la même chose en beaucoup mieux !

Lutter contre l’effet magique

C’est entendu, tout le monde utilise le numérique, plus ou moins, d’une façon ou d’une autre. On est souvent étonné par la vision merveilleuse qu’en ont beaucoup d’utilisateurs. Quand je dis « vision merveilleuse », je parle aussi bien d’émerveillement béat que de terreur superstitieuse.

Quelques exemples de comportements de ce genre.

Il y a quelques mois, lors d’une présentation sur l’identité numérique, l’intervenante présentait un des nombreux sites qui permettent de voir les « traces » qu’on laisse sur internet. Une des enseignantes présentes a demandé : « Si je mets mon nom et que mon mari fréquente des sites pornographiques, ça va s’afficher ? » Internet pose des problèmes pour la vie privée, mais s’il suffisait de mettre le nom d’une personne dans un formulaire pour savoir comment elle occupe ses soirées, je crois que ça se saurait…

Ce qu’elle ne savait pas : le fonctionnement élémentaire du web et des transferts de données qu’il permet.

Plus généralement, je constate, chez beaucoup de personnes avec qui je suis en contact au plan professionnel ou personnel, une sorte de résignation, de renoncement : le numérique est une boîte noire et ne peut pas être autre chose. Qu’on n’essaie pas d’entrer dans le détail du fonctionnement d’une application par exemple, c’est normal, mais qu’on renonce à en comprendre le fonctionnement le plus superficiel, c’est une logique qui m’échappe…

Ce qui manque : le désir d’aller comprendre un tout petit peu quelques notions de base des outils que l’on utilise tous les jours.

Autre exemple, assez différent, mais qui entre dans la même logique de compréhension : beaucoup de forums, même ceux qui ne sont en rien des forums de geeks, utilisent pour mettre en forme les messages un petit langage de balisage, souvent spécifique, plus ou moins librement inspiré du HTML ou des ce qu’on appelle parfois la syntaxe wiki. Bien sûr, ces sites proposent une interface permettant de ne pas avoir à ajouter ces balises à la main, mais lors du clic sur un bouton, très souvent, les balises apparaissent dans le texte. La première réaction du néophyte est de se dire en relisant son message : « Tiens des caractères incohérents ont été ajoutés à mon texte, j’ai dû faire une mauvaise manipulation », et de supprimer les caractères en question… Pour les non-néophytes que nous sommes vous et moi, cette réaction semble absurde, mais je l’ai vue de mes propres yeux !

Bien sûr, pour l’utilisateur normal, il est vite évident qu’il ne faut pas les supprimer, mais à cause de l’incompréhension, il arrive souvent qu’une modification du texte déconnectée de la modification adéquate des balises provoque un affichage qui n’est pas celui qu’on veut.

Là encore, le fonctionnement élémentaire d’un langage de balises lèverait facilement ce problème.

A la lumière de toutes ces observations, et de beaucoup d’autres du même ordre, j’en suis venu à considérer qu’il devient nécessaire d’apprendre des notions d’informatique : à la fois quelques rudiments de « science informatique » et quelques notions de base de « technique informatique ». Cela ne recouvre ni l’usage de l’informatique en lui-même (par exemple écrire un texte avec un traitement de textes), ni l’apprentissage de l’écriture de code (on peut écrire du code sans pour autant rien comprendre de plus à ces enjeux et à ces questions de haut niveau). Il faut une « culture générale numérique », comme il faut une « culture générale littéraire » ou une « culture générale scientifique ».

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Mes prophéties sur le collégien du futur

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John William Waterhouse - The Crystal Ball
J’avais promis dans un précédent billet de commenter rapidement mes prophéties sur le collégien du futur. Je l’avoue, c’était une promesse de Gascon (une spécialité locale ici 😉 ) ; sept mois plus tard, les bribes de ce billet de commentaire restaient paresseusement alanguies dans mon moleskine et, comme personne ne s’en était ému, moi aussi je jouissais avec indolence de cette impunité. Mais voici que quelqu’un a lu mon billet et fait remarquer que j’ai manqué à ma parole ! Je suis pris la main dans le sac et comme le sycophante n’est autre qu’Eric Delcroix dont je suis les publications depuis… longtemps… je ne pouvais plus ne pas publier ce billet. Le voici donc remis à jour aujourd’hui.

Nous sommes en effet à mi-parcours (ce texte d’avril 2006 essayait d’imaginer ce que serait la vie d’un collégien 10 ou 15 ans plus tard). Dans quelle mesure la vie d’un collégien de 2014 correspond-elle à ce que j’avais imaginé ? Une des prophéties s’est assurément réalisée (mais sur celle-ci je n’avais guère de doutes) : mon fils est entré en 6ème cette année et je me trouve donc avoir un spécimen de collégien tout frais à examiner.

NB : Il ne s’agit pas de savoir si j’avais raison, si « j’avais vu juste ». Ce point n’est pas très important (sauf si un jour j’envisage de m’installer comme voyant ; dans ce cas mes lecteurs seront les premiers informés, naturellement 😉 ) d’autant que je n’aurais pas la prétention de soutenir que mes propositions étaient très originales. Il est plutôt question de savoir si le numérique et ses usages par les jeunes ont évolué comme on pouvait le prévoir alors ou si des révolutions inattendues ont eu lieu en ce domaine.

Ce qui s’est confirmé

En premier lieu, il faut reconnaître que les smartphones se sont généralisés (le premier iphone est sorti presque un an après la publication de mon billet. Essayez de vous souvenir de ce qu’était un smartphone en 2006… Un article de décembre 2006 donne le top 3 des smartphones de l’année : le Nokia E61 (voir photo), le Blackberry Pearl 8100 et le Motorola MING A1200). Désormais, à peu près tous les téléphones mobiles ont les fonctionnalités que j’évoquais : navigation web, fonctions multimédia etc.

Nokia E61 fr
De même les fonctions de géolocalisation sont maintenant largement disponibles sur les terminaux et des applications en tirent profit pour proposer des notifications liées au lieu où se trouve l’utilisateur : on pense évidemment à Foursquare, qui envoie des notifications sur les contacts qui sont à proximité, sur les offres des commerçants proches, sur les commentaires associés à un lieu. Cet exemple est le plus caractéristique et le plus proche de ce que j’évoquais (le téléphone indique à Théo qu’un de ses amis est à proximité) mais on peut aussi penser à la légion d’applications qui permettent de trouver les (restaurants|musées|toilettes|…) les plus proches de l’endroit où on se trouve ou qui utilisent la géolocalisation pour apporter des informations sur un lieu (certaines applications de réalité augmentée, guides de musées…) Je peux même régler mon téléphone pour que le réveil ne sonne que quand je suis dans un lieu donné !

Un autre point est confirmé, c’est l’importance qu’a conservé le papier dans le travail du collégien :

Le cartable d’un collégien sera beaucoup plus léger, dans dix ans ; il lui servira à transporter quelques feuilles de papier et de quoi écrire, mais son instrument le plus important sera son téléphone portable.

Et même, contrairement à ce que j’avais imaginé, les élèves de collèges n’en sont pas à prendre des notes sous forme numérique en classe et les cartables ne sont guère plus légers qu’ils n’étaient à l’époque.

De même, l’évolution de l’utilisation du courrier électronique est à peu près celle que j’avais dite : les jeunes utilisent très peu, et de moins en moins, ce moyen de communication et ils le perçoivent comme un « truc de vieux ». Les exemples sont nombreux :

  • La société Atos, sous l’impulsion de ses jeunes salariés (son personnel est en grande partie constitué de consultants en début de carrière), a décidé en 2011 de supprimer tous les courriels internes avant 2014 ; un réseau social d’entreprise a été mis en place pour remplacer cet outil. Même s’il semble que ces ambitions aient été fortement revues à la baisse depuis, cette annonce montre bien la vigueur de la tendance contre le courrier électronique dans notre société.
  • Un enseignant mon confiait un jour que lorsqu’il cherchait à obtenir les adresses électroniques de ses élèves, beaucoup n’en avaient pas ou ne les consultaient pas. Pourtant, comme il le fait remarquer, tous ou presque sont utilisateurs de Facebook et cette plateforme nécessite une adresse email pour créer un compte (et c’est même cette adresse qui est utilisée comme identifiant de connexion).

Il est vrai que les courriels ne sont pas devenus payants. Toutefois, un hébergeur m’a dit, il y a déjà quelques années, que la gestion du courrier électronique constituait la première source de coût pour son entreprise (gestion des serveurs exigeant une puissance de calcul et un espace de stockage de plus en plus importants, logiciels destinés à lutter contre les abus et les attaques, support utilisateur…). Thierry Venin (qui, en plus de ses innombrables qualités, a également celle d’être le directeur de l’Agence départementale Numérique 64, dans laquelle je travaille 😉 ) donne dans sa thèse de nombreux exemples du coût que représente la multiplication du courrier électronique et surtout de l’image négative qu’en ont les utilisateurs, notamment en ce qui concerne le stress au travail. Il est probable que ce moyen de communication ne soit jamais payant, simplement parce que, désormais, plus personne ne serait disposé à payer pour elle, mais il est probable qu’à moyen terme il disparaîtra dans sa forme actuelle.

Ce qui reste à venir

Il existes des applications dotées d’une certaine forme d' »intelligence ». Je pense notamment à Siri sur iOS qui « comprend » des questions en langage naturel et leur trouve une solution. Je ne connais pas Siri, mais j’ai eu l’occasion de voir un peu fonctionner Google Now. Il se comporte à peu près comme l’agent intelligent de Théo, pour certaines choses simples. Par exemple, il me dit quand je dois partir avant un rendez-vous, en tenant compte des conditions de circulation du moment, m’indique le chemin à prendre pour m’y rendre. Il fait aussi des choses encore plus « intelligentes » (et qui font un peu peur, je l’avoue) ; voici un exemple (tiré d’une expérience réelle) : pour un déplacement à Paris, je note l’heure et l’adresse de la réunion dans mon agenda Google, je réserve un hôtel sur booking.com, qui m’envoie un email de confirmation. A mon arrivée à Paris, sans aucune action de ma part (à vrai dire, je n’avais activé ce service que par curiosité, sans comprendre à quoi il servait), un message sur mon téléphone m’annonce : « Vous êtes à Paris. Vous avez réservé un hôtel pour cette nuit. Voici l’itinéraire pour vous rendre à cet hôtel, vous y serez dans 40 minutes. » Il n’a pas manqué ensuite de me faire savoir l’heure de ma réunion et le chemin à suivre pour y aller. On approche de certaines fonctions de l’agent intelligent de Théo (jusque dans le zèle appliqué à lire les messages à la place de leur destinataire 😉 ). Toutefois, l’usage aussi systématique que dans l’histoire de Théo n’est pas encore généralisée et les applications restent encore assez rudimentaires.

Globalement, comme Eric Delcroix le fait remarquer, ce qui dans mon billet correspond le moins à la réalité actuelle est ce qui concerne le collège de mon jeune cobaye. J’avais bien raison d’écrire : « La plupart des cours se déroulent comme quand les parents de Théo étaient au collège ». Les cours en visio-conférence n’existent pas, à ma connaissance, autrement que sous forme d’expérimentations ici ou là (à vrai dire, je reste très perplexe sur l’efficacité de tels dispositifs). Ce sur quoi je pensais avoir peu de chance de me tromper est sans doute ce qui a le moins évolué depuis 2006 : il s’agit des ENT. Dans ce domaine, rien n’a changé en dix ans : ces systèmes sont ce qu’ils ont toujours été, des usines à gaz, rêves d’ingénieurs de ministère, dont la principale utilité semble être de faire fonctionner l’économie en poussant les collectivités à subventionner à fonds perdus toutes sortes de prestataires (éditeurs de logiciels, intégrateurs, hébergeurs, éditeurs de contenus…). Les avancées sont marginales et portent plutôt sur les infrastructures et le « back office », le côté utilisateur restant laid, peu ergonomique et indigent en termes de fonctionnalités.

Autre point étonnant : alors que les smartphones sont de plus en plus répandus dans la vie quotidienne de chacun, ils ne sont pas entrés dans les établissements scolaires. Que dis-je ? Alors que beaucoup d’élèves sont munis de cet outil qui pourrait leur permettre de faire beaucoup de choses en classe (prendre des notes, photographier des expériences, rechercher des informations etc.), le législateur a pris soin de s’assurer qu’ils ne pourraient pas en faire usage.

Je ne parle pas de tous les amusants dispositifs automatiques destinés à remplacer l’appel en classe, retrouver les élèves égarés etc. Nous en sommes loin (et ce n’est peut-être pas plus mal)…

Ce que je n’avais pas vu

Je suis peut-être pardonnable de ne pas avoir vraiment prévu deux éléments importants de la vie d’un collégien du futur (du présent en tout cas) : les tablettes et les réseaux sociaux.

En ce qui concerne les tablettes, il n’y a rien à dire, elles ne sont en rien différentes d’un smartphone dans leurs fonctionnalités.

Pour les réseaux sociaux, je n’avais pas imaginé leur existence en tant que tels, mais j’avais tout de même envisagé des fonctions qui sont désormais liées à ces outils : savoir quand un contact est à proximité, savoir comment un jeu vidéo est évalué par les autres joueurs, combien de contacts sont connectés à un moment donné etc.

Finalement, avec un peu plus de réseaux sociaux et, peut-être, en agrandissant un peu l’écran du smartphone de temps en temps, pour en faire une tablette (ceci dit, je persiste à penser que le smartphone est un outil très versatile et facile à transporter, beaucoup plus simple à utiliser et à « gérer » en classe), je maintiens à peu près ces prophéties pour l’échéance prévue.

Et vous, comment voyez-vous la vie d’un collégien dans 2 à 7 ans ?

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Apprendre à coder ? Apprendre l’informatique ? Apprendre le numérique ?

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Code python dans vim, photo sous licence CC de moleculea

Photo : Vim + NERDTree + Taglist par moleculea

J’ai participé samedi dernier à une conversation sur Twitter sur la question de l’utilité d’apprendre à coder au collège ou au lycée :

On peut distinguer deux grands pôles dans les débats sur ce sujet :

  • Le pôle « pratiques » selon lequel il suffit d’apprendre aux élèves à utiliser le numérique sans leur demander d’entrer dans la technique informatique sous-jacente.
  • Le pôle « techniques » qui considère que pour bien utiliser le numérique il faut savoir comment il fonctionne et donc apprendre à programmer.

Étrangement, il semble qu’il y ait peu de positions intermédiaires entre ces deux pôles. A priori et depuis longtemps, je suis plutôt du côté des « pratiques » : je ne connais rien au fonctionnement de ma voiture et ça ne m’empêche pas de faire 50000 km par an. Toutefois, avec le temps, j’en suis venu à nuancer cette position et à me dire qu’un apprentissage de certaines notions d’informatique serait utile.

Voici donc quelques réflexions à ce sujet (en plus de 140 caractères 😉 ) sur lesquelles je vous invite à réagir (en commentaires ici même par exemple, ou sur Twitter).

Questions de vocabulaire

Mes lecteurs fidèles savent que j’aime bien préciser le vocabulaire avant de discuter une question. C’est souvent un préalable indispensable sur ce qui touche au numérique où les buzzwords et les petits-mots-pour-avoir-l’air-savant-ou-à-la-mode-ou-les-deux-en-même-temps sont souvent très répandus, sans que personne ne comprenne vraiment ce qu’ils signifient (précisément parce qu’ils n’ont pas le même sens pour tout le monde).

Il faut donc s’entendre sur ce qu’on appelle ‘coder’. Dès ce point, un problème va se poser : classiquement, le verbe ‘coder’ (qui provient de l’anglais ‘to code’), pour le sens qui nous intéresse, signifie écrire du code informatique, c’est-à-dire du code exécutable. Il est un synonyme de programmer, c’est-à-dire ‘produire un programme informatique’. Ainsi, coder, c’est écrire dans des langages de programmation, comme C, C++, Java, Python, Ruby, Lisp, Cobol, Basic, Javascript, PHP… (et beaucoup d’autres) pour fournir des instructions à un ordinateur : « affiche une fenêtre », « écris telle phrase à l’écran », « fais tel calcul », « trouve telle information dans tel fichier » etc.

Par un glissement de sens subtil, ce verbe en est venu à signifier « écrire des choses incompréhensibles pour le commun des mortels mais qui fait sens pour un ordinateur ». C’est ainsi qu’on en arrive à parler de coder pour « écrire du HTML ». Le HTML n’est pas un langage de programmation, mais un langage de description de page. Il ne permet pas de dire à l’ordinateur de faire un calcul, par exemple, il se contente de lui dire que tel mot doit apparaître dans telle couleur, à telle position, dans telle taille de caractères. En fait, j’aurai l’occasion de parler plus tard de ces questions.

Si je me permets cette (trop) longue digression sur les sens du mot ‘coder’, ceux qu’il a réellement et ceux qu’on lui attribue un peu trop généreusement, c’est que, je crois, par une sorte d’admirable mise en abyme, la question de « pourquoi apprendre à coder » se trouve posée dans cette expression même. Il me semble en effet que si nous avions tous une expérience plus concrète de ce qu’est l’informatique, ces glissements de sens n’existeraient pas, non plus que les incroyables dialogues de sourds auxquels ils donnent parfois lieu. J’y reviendrai.

Deux autres définitions pourront être utiles. Comme je suis épuisé par la première (et que, je l’avoue, j’ai peur de lasser mes lecteurs avec mes définitions approximatives), je vais emprunter celles-là à l’Académie des Sciences (avouez qu’entre une de mes définitions et une autre écrite par des académiciens, vous ne perdez pas au change) :

  • Le mot « informatique » désignera spécifiquement la science et la technique du traitement de l’information, et, par extension, l’industrie directement dédiée à ces sujets.
  • L’adjectif « numérique » peut être accolé à toute activité fondée sur la numérisation et le traitement de l’information : photographie numérique, son numérique, édition numérique, sciences numériques, art numérique, etc.

On parle ainsi de « monde numérique » pour exprimer le passage d’un nombre toujours croissant d’activités à la numérisation de l’information et « d’économie numérique » pour toutes les activités économiques liées au monde numérique, le raccourci « le numérique » rassemblant toutes les activités auxquelles on peut accoler l’adjectif numérique. Puisque toute information numérisée ne peut être traitée que grâce à l’informatique, l’informatique est le moteur conceptuel et technique du monde numérique.

(Rapport de l’Académie des sciences. L’enseignement de l’informatique en France. Il est urgent de ne plus attendre., p. 8)

Les deux pôles du débat

Comme je le disais plus haut, il me semble que sur cette question on peut distinguer deux pôles. Deux textes me semblent emblématiques de chacun de ces deux pôles :

Le pôle « technique » : rapport de l’Académie des sciences

Les auteurs du rapport partent du constat suivant :

  • Le développement du numérique est intimement lié aux progrès de l’informatique, qui est devenue une science autonome avec ses formes de pensée spécifiques. Si les objets et applications numériques évoluent à allure soutenue, la science informatique reste fondée sur un ensemble stable et homogène de concepts et de savoirs.
  • Nombre des progrès technologiques les plus marquantes de ces dernières années sont des produits directs de l’informatique : moteurs de recherche et traitement de très grandes masses de données, réseaux à très large échelle, informatique sûre embarquée dans les objets, etc.
  • De par l’universalité de son objet, la science informatique interagit de façon étroite avec pratiquement toutes les autres sciences. Elle ne sert plus seulement d’auxiliaire de calcul, mais apporte des façons de penser nouvelles.

(Rapport de l’Académie des sciences. L’enseignement de l’informatique en France. Il est urgent de ne plus attendre., p. 3)

Ils estiment donc nécessaire d’enseigner la science informatique dès l’école primaire, en proposant une progression jusqu’au lycée (et même au-delà):

  1. La sensibilisation, principalement au primaire, qui peut se faire de façon complémentaire en utilisant des ordinateurs ou de façon « débranchée » ; un matériau didactique abondant et de qualité est d’ores et déjà disponible.
  2. L’acquisition de l’autonomie, qui doit commencer au collège et approfondir la structuration de données et l’algorithmique. Une initiation à la programmation est un point de passage obligé d’activités créatrices, et donc d’autonomie.
  3. Le perfectionnement, qui doit se faire principalement au lycée, avec un approfondissement accru des notions de base et des expérimentations les plus variées possibles.

(Rapport de l’Académie des sciences. L’enseignement de l’informatique en France. Il est urgent de ne plus attendre., p. 4)

Cet enseignement passe la création d’une nouvelle discipline, qui doit être enseignée à tous les jeunes, en adaptant les exercices et les objectifs au niveau d’enseignement et (au lycée) aux options et aux filières choisies. Le rapport prévoit aussi la formation des enseignants qui seraient amenés à enseigner cette nouvelle matière : formation des enseignants de premier degré pour qu’ils puissent enseigner cette matière comme ils enseignent déjà les autres, création de concours CAPES/Agrégation pour former les nouveaux enseignants d’informatique du secondaire.

Les finalités de cet enseignement sont les suivantes (p. 13 sq.):

– « Former les professionnel-le-s de tous les métiers » : puisque de plus en plus de métiers utilisent l’informatique ou ont à traiter de questions qui sont liées à ce domaine, les professionnels qui les pratiquent doivent pouvoir le comprendre d’une façon satisfaisante. Un exemple est particulièrement éclairant à cet égard :

Par exemple, les juristes sont de plus en plus souvent amenés à écrire et appliquer des lois qui concernent des questions liées à l’informatique. L’expérience récente montre que leur difficulté à comprendre et suivre le sujet mène à des retards permanents dans l’action, voire à des contresens, comme on en a vus sur questions d’identification, de vote électronique ou de protection de la vie privée : croyance répandue mais erronée qu’une adresse IP (dans sa version 4 actuelle) identifie un ordinateur, confiance a priori dans le vote électronique certainement pas partagée par les spécialistes de la sécurité informatique, etc. »

(Rapport de l’Académie des sciences. L’enseignement de l’informatique en France. Il est urgent de ne plus attendre., p. 14)

– « L’alphabétisation numérique pour tous » : les auteurs insistent, à juste titre à mon avis, sur le fait que la fracture numérique n’est pas tant entre ceux qui sont équipés de matériel informatique et ceux qui n’en sont pas équipés qu’entre ceux qui savent s’en servir efficacement et ceux qui ne savent pas. Le numérique est porteur de beaucoup de promesses pour améliorer la société : plus de transparence, plus grande liberté d’expression, accès facilité à l’information et à l’éducation etc. mais aussi de certaines menaces. Il importe que les citoyens puissent à la fois tirer profit de ces avantages et contrôler le développement du numérique dans la société. Pour cela il est nécessaire de les former à mieux comprendre ces questions par une éducation à l’informatique.

(Je passe sur la finalité suivante « Réduire les fractures numériques de genre et de catégorie sociale » qui n’est pas autre chose, à mon avis, qu’une petite glose politiquement correcte pour faire bonne mesure, puisque rien d’autre de sérieux n’est dit à ce sujet dans le rapport).

Ce sur quoi le rapport insiste à plusieurs reprises, c’est sur la nécessité d’apprendre aux élèves des concepts et non des procédures : « Il faut donc systématiquement rechercher l’enseignement des fondements et des concepts, au lieu de former les élèves aux détails d’outils vite périmés, faute de quoi les élèves se périmeront aussi vite que les objets enseignés » (p.17).

Le pôle « pratiques » : article de Michel Guillou « Apprendre à exercer sa liberté d’expression ou apprendre à coder »

(NB : je choisis cet article parce qu’il me semble assez caractéristique de ce que j’ai appelé le pôle « pratiques », même si je dois à la vérité de préciser qu’il ne résume pas toute le pensée de Michel Guillou sur ce sujet. En somme, je le prends comme exemple d’une position sur la question dont je parle, non comme exemple des réflexions de son auteur, par ailleurs plus subtiles et plus complexes que cela.)

Michel Guillou considère cette proposition de créer une nouvelle matière d’enseignement « pitoyable et dérisoire » et estime que les arguments avancés sont fallacieux :

Je cite Benoît Thieulin, président du CNN qui s’est maladroitement engouffré dans l’espace ouvert par l’EPI, les informaticiens de l’Académie des Sciences et la Société informatique de France, qui disait dans L’Express : « Une nouvelle culture numérique émerge pour laquelle les gens ne sont pas formés. Il faut donc enseigner un minimum de culture générale dans ce domaine dès le primaire. Tout le monde doit savoir ce qu’est un logiciel et comment il est conçu, par des couches de codes de langages informatiques ». Vous l’avez compris, c’est le syllogisme habituel : une nouvelle culture numérique est nécessaire, l’informatique en est le cœur donc il faut enseigner l’informatique et le code !

Il récuse ensuite l’idée que l’informatique soit absente des enseignements actuels :

Quant à l’idée que l’informatique serait absente des enseignements d’aujourd’hui, c’est une idée fausse bien sûr. La maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication fait partie de la quatrième compétence exigible pour le socle commun et pour le B2i, aussi imparfait soit-il, les items de laquelle compétence pouvant être validés dans n’importe quelle discipline, des mathématiques à la technologie en passant par la documentation, souvent pionnière en la matière. Par ailleurs, et s’il faut absolument parler des programmes disciplinaires, faut-il rappeler qu’il existe déjà un enseignement optionnel de l’informatique et des sciences du numérique qui devrait être proposé bientôt, si on trouve les professeurs pour les encadrer, à toutes les classes de terminale ? Faut-il rappeler aussi que les programmes de technologie, au premier degré comme dans les collèges, contiennent de très nombreuses références à l’enseignement de l’informatique, dont la compréhension du code ?

Je dois avouer que cette partie de l’article me rend un peu perplexe : en ce qui concerne l’enseignement optionnel de l’informatique et des sciences du numérique, précisément, il est optionnel et ne peut donc pas être considéré comme susceptible de fournir une culture générale de base sur l’informatique. Dans le programme de technologie, je ne vois pas les « très nombreuses références à l’enseignement de l’informatique, dont la compréhension du code ». Je vois quelques références à l’informatique, qui me semble plutôt vue selon une perspective très technique et procédurale, je vois aussi que la seule mention du code est négative : « La programmation d’un support automatique ne demande pas l’écriture de lignes de code. » (Programmes de l’enseignement de technologie, Bulletin officiel de l’Education nationale spécial n° 6 du 28 août 2008, p. 22)

Sur la question du socle commun et du B2i, je n’ai aucun doute ; ce passage est de toute évidence une facétie de Michel Guillou, qui écrivait naguère au sujet du B2i, qu’il qualifiait d' »échec monumental » :

Au moment où il convient maintenant, compte tenu de l’urgence, d’enseigner le numérique et de prendre à ce sujet des décisions, la seule chose sensée à faire est d’annoncer la suppression de ce machin, par ailleurs particulièrement mal nommé.

Définitive, la suppression, de préférence..

Comme de décider de la suppression de la compétence 4 dont les items intègrent aisément l’ensemble des autres compétences, comme j’ai déjà eu l’occasion de le démontrer. Pour y revenir et n’évoquer, par exemple, que les compétences 6 et 7, comment travailler sur « les droits et les devoirs du citoyen » ou « les notions de responsabilité et de liberté et le lien qui existe entre elles » hors de toute référence au numérique qui imprègne les pratiques ordinaires de ces jeunes citoyens ?

(Avoir parfois le courage de renoncer)

Il sait très bien, comme tout le monde, que les items du B2i sont très peu enseignés, en particulier les plus « théoriques », qui sont ceux qui nous intéressent en ce moment.

Mais cela n’est pas l’essentiel de cet article. Le cœur du propos de son auteur est de dire que la vraie priorité pour maîtriser le numérique, plutôt qu’une éducation à l’informatique, est d’apprendre à exercer sa liberté d’expression par le numérique, à publier : « Je suis donc persuadé que l’exercice de ce droit s’apprend, dans le cadre d’une éducation aux médias rénovée, et doit faire partie des nouvelles compétences auxquelles il faut former le jeune citoyen ».

Deux positions irréconciliables ?

On le voit, ces deux pôles correspondent à deux positions très tranchées : création d’une discipline supplémentaire « informatique » comprenant l’apprentissage du code dans un cas, éducation aux médias rénovée dispensée de façon pluridisciplinaire dans l’autre cas.

Il semble difficile de mettre d’accord les tenants de ces deux positions. Pourtant, il faut reconnaître que les deux textes se proposent des objectifs communs : dans les deux cas, il s’agit de former des citoyens conscients, capables de faire des choix éclairés et d’exercer leur liberté d’expression.

Ils ont aussi, me semble-t-il, un autre point commun (et j’espère que ni les uns ni les autres ne prendront ombrage de cette remarque) : une rhétorique prédéterminée par certaines conceptions préalables.

Le vice logique du rapport de l’Académie des sciences est dans une certaine mesure mis en lumière par Michel Guillou dans la citation que j’ai faite plus haut : le numérique induit un changement du monde dans lequel nous vivons, la science informatique est à la base du numérique, donc il faut apprendre la science informatique et la programmation. Si on peut suivre le raisonnement jusqu’à apprendre la science informatique (c’est-à-dire une théorie du traitement de l’information), on ne voit pas très bien pourquoi la technique informatique (le code) arrive ici. C’est ce que j’appellerais la « logique du blop » : un élément arrive dans le discours par la seule raison de sa contiguïté avec un autre qui a été amené logiquement (il apparaît comme une bulle qui éclate sans qu’on s’y attende à la surface du porridge, en faisant « blop »).

Quant au raisonnement de Michel Guillou, je le qualifierais de « logique gaullienne » : le numérique pose des questions sur la société auxquelles il appartient au citoyen de répondre, il faut donc une éducation à la citoyenneté, les questions techniques étant des détails. Par conséquent, je forme un citoyen et l’intendance (numérique) suivra (d’où le nom de cette logique 😉 ). Je crois que depuis la création du B2I en 2000, l’intendance n’a pas toujours suivi comme on l’aurait voulu…

[A suivre… Dans un prochain billet, je dirai ce que je pense de l’enseignement de l’informatique]

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De l’amitié : Facebook et vieilles dentelles

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Je m’interroge depuis longtemps sur l’aspect social des réseaux sociaux, ou du moins de ce qu’on appelle ainsi désormais : Facebook, Twitter etc. Disons-le d’emblée, je ne partage pas le mépris largement répandu au sujet de ces services et la dévalorisation de leur dimension sociale. Une forme particulière de ce mépris est la remise en cause de la notion d’amis sur Facebook. Vous voyez de quoi je veux parler : ces gens qui, en évoquant les « amis » qu’on a sur Facebook, laissent entendre qu’ils considèrent que ce terme n’est pas approprié. Ils ajoutent un commentaire dévalorisant, en précisant par exemple « soi-disant amis » ou bien indiquent simplement, par leur ton (à l’oral) ou par la ponctuation (à l’écrit), qu’ils mettent « amis » entre guillemets, parce qu’un « ami » sur Facebook n’est pas un vrai ami. Le dernier exemple de ce genre qu’il m’a été donné de voir est ici (milieu du deuxième paragraphe). On comprend bien le message sous-jacent à ce type de réserves : Facebook nous propose des relations humaines dégradées, dénaturées, mais le dissimule en nous trompant par un vocabulaire inapproprié qui renvoie à ce que les relations humaines ont de plus beau, de plus admirable.

Il me semble que ce jugement est une mauvaise façon de poser le problème et je voudrais raconter quelques anecdotes pour illustrer mon propos.

Mettons-nous d’accord sur le vocabulaire

Je considère généralement que quelqu’un a des ‘copains’, qui sont des gens qu’il apprécie, avec lesquels il a des relations relativement régulières, avec lesquels il passe du temps. Parmi ces gens, qui peuvent être assez nombreux, il distingue une poignée d »amis’, des personnes avec lesquelles les liens sont plus forts, avec lesquels les relations se maintiennent plus durablement, même en cas d’éloignement géographique. Eventuellement, dans ce groupe d’amis peuvent encore être distingués, en nombre encore plus réduit (rarement plus d’un ou deux) des ‘meilleurs amis’.

Première anecdote : « c’est pas mon copain, c’est un ami »

Cette mise au point étant faite, venons-en à mes anecdotes.

Je parlais récemment à une jeune fille de vingt ans d’un garçon de son âge avec lequel elle me disait avoir rompu toute relation. Je m’en étonnais : « Pourquoi ? C’était pourtant ton copain ». Ce à quoi elle répondit aussitôt : « Ce n’était pas mon copain [comprendre : ‘petit ami’], c’était un ami ». Il est clair que ce qu’elle appelait ‘ami’ était la même chose que ce que j’appelais ‘copain’.

Le détracteur de Facebook sautera sur l’occasion : « Pauvre jeune fille fourvoyée par la rhétorique pernicieuse et déstructurante de Facebook qui s’imagine que n’importe quelle personne avec qui on est en relation est un ‘ami’ ! »  Voire.  Ma deuxième anecdote aidera à comprendre ce qu’il faut en penser.

Deuxième anecdote : « la soirée avec mes amis »

Il y a une grosse dizaine d’années, ma mère me rapportait, avec une nuance de reproche, qu’un de mes jeunes cousins alors âgé de vingt ans qualifiait d »amis’ les personnes avec qui il passait son temps libre : « Il ne dit pas ‘mes copains’, mais ‘mes amis’ ! » Aurait-il, lui aussi, été trompé par l’idéologie décadente de Facebook ? Je crains bien que non, puisque Facebook n’existait pas à l’époque… Ainsi, déjà, les jeunes appelaient ‘amis’ ce que leurs aînés appelaient ‘copains’.

Troisième et quatrième anecdotes : « ma copine » et « ta petite »

Quand j’avais vingt-cinq ans, ma tante me reprochait gentiment de dire « ma copine » pour parler de ma petite amie, me disant qu’à mon âge il convenait mieux de dire ‘ma compagne’ (ce que je n’aurais assurément jamais dit à vingt-cinq ans) ou ‘mon amie’.

Vers la même époque, ma grand-mère, pour prendre des nouvelles de ma petite amie me demandait : « comment va ta petite ? » J’ai bien sûr compris ce qu’elle voulait dire mais par la même occasion, j’ai compris que quand Guy Béart chantait « ma petite est comme l’eau », il ne parlait pas de sa fille… (et ce n’est pas une plaisanterie)

Vous avez compris où je veux en venir, lecteur : les différentes générations ont toujours eu un vocabulaire différent et la question de l »amitié’ sur Facebook, que certains semblent envisager avec effroi, n’est rien d’autre qu’une insignifiante question de vocabulaire entre générations.

Alors il n’y a pas de problème avec Facebook ?

Hé bien si, il doit bien y en avoir un, si certains le ressentent, mais il n’est pas ce qu’ils croient, à mon avis.

Le problème, d’abord, c’est que ces questions de terminologie entre générations, qui existaient déjà, comme je viens de le montrer, étaient auparavant confinées à quelques repas de famille annuels. Les jeunes repartaient en souriant de ce « verbe d’antan » délicieusement désuet, les vieux en s’attendrissant de ces jeunes qui se complaisaient dans un vocabulaire abscons et un peu approximatif. Mais avec Facebook, le repas de famille dure toute l’année et c’est à chaque instant que ce choc de génération peut se faire sentir : tout le monde est au même endroit et peut, virtuellement, parler à tout le monde, sur un pied d’égalité. Chacun est ainsi confronté à la différence de l’autre sans que cette confrontation soit délimitée. Ce dont je suis convaincu, et j’espère en reparler, est que ce qui pose problème dans les réseaux sociaux n’est pas l’appauvrissement des relations humaines, mais au contraire leur multiplication.

Le problème, surtout, c’est que pour ces échanges entre générations, il faut un langage commun, une sorte de koinè. Traditionnellement, dans les repas de famille dont je parlais, cette koinè est le langage des Anciens : le petit-enfant s’efforce de parler à sa grand-mère en utilisant son langage à elle. Sur Facebook, cette autorité est inversée : la koinè est plutôt inspirée du langage des jeunes. En somme, il faudrait une traduction de Facebook en « langage senior », pour les vieux (ne te retourne pas lecteur, c’est bien de toi que je parle 😉 ), dans laquelle on aurait une liste de ‘copains’, par exemple. Une telle traduction n’existe pas et au fond, c’est ça qui nous met le seum, je crois. 😉

(Précision déontologique : j’ai choisi d’évoquer dans le titre de ces billet les « vieilles dentelles » pour faire référence aux dames âgées que j’ai mentionnées (par ordre d’apparition à l’écran : ma mère, ma tante, ma grand-mère). Cette expression pourrait donner d’elles une image de vieilles dames conservatrices et revêches, un peu comme la comtesse douairière de Downton Abbey ; il n’en est rien, toutes trois sont (ou a été, pour le cas de ma grand-mère), des dames très dynamiques et ouvertes d’esprit.)

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La vie d’un collégien du futur : le point sur mes prophéties

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J’ai décidé d’essayer de redonner vie à ce blog. Mais pour éviter un réveil trop violent à mes lecteurs réguliers, assoupis depuis plusieurs années, je préfère commencer par publier à nouveau un ancien billet, qui a désormais pris un sens tout nouveau.

En effet, à l’heure où on s’interroge de plus en plus sur le sens du numérique en éducation, où, après une phase d’équipement massif et enthousiaste, on commence à se demander ce qu’apportent les TIC à la pédagogie, je trouve intéressant de ressortir ce vieux billet, que j’avais publié en avril 2006, sur la vie d’un collégien dix ou quinze ans plus tard. Ludovia se proposait cette année, dans cette logique de distanciation critique, d’examiner ce qu’étaient devenues les promesses du numérique ; de la même façon, voici mes propres promesses (ou prophéties, disons-le) que je vous propose de reconsidérer 7 ans après (donc avant l’échéance annoncée). Je vous livre donc ce texte dans son état initial (néanmoins expurgé d’un nombre honteusement conséquent de coquilles) et je le commenterai rapidement dans un prochain billet.

La vie d’un collégien dans dix ans (publié initialement le 4 avril 2006)

Il y a quelques mois, j’ai été contacté par une journaliste du magazine pour les jeunes Okapi afin de donner mon avis sur ce que sera la vie quotidienne d’un collégien européen dans dix ou quinze ans. Comme cette journaliste m’a depuis appris que le dossier ne serait pas traité selon l’angle prévu et que ma contribution ne serait pas utilisée, je la publie ici. J’ai pris d’autant plus de plaisir à faire ce petit exercice que j’ai un fils de 2 ans qui sera donc collégien dans 10 ans. Le cartable d’un collégien sera beaucoup plus léger, dans dix ans ; il lui servira à transporter quelques feuilles de papier et de quoi écrire, mais son instrument le plus important sera son téléphone portable, qui ressemblera un peu aux smartphones que nous connaissons et qui aura de nombreuses fonctions : téléphone, bien sûr, mais aussi appareil photo, baladeur MP3, outil de navigation web. Toutes ces fonctionnalités existent déjà sur certains appareils haut de gamme, mais elles seront alors en standard sur tous les téléphones. Surtout, cet appareil comportera deux nouveautés : un système de géolocalisation et un agent web intelligent. Le premier permettra d’identifier le téléphone de manière unique et de le localiser à chaque instant. On pourra ainsi savoir où il se trouve, ce qui empêchera les vols, mais aussi qui permettra de savoir où est son porteur. Les parents du collégien trouveront ce moyen bien pratique pour être sûr qu’il rentre directement en sortant du collège…

L’agent intelligent se chargera d’une foule de petites tâches qui soulageront le collégien : prendre automatiquement des rendez-vous chez le docteur en accord avec son emploi du temps, rappeler les choses importantes sous forme de SMS ou d’appels téléphoniques et trouver toutes les informations utiles au bon moment. On pourra programmer et interroger cet agent par le clavier ou bien par la voix, pour les quelques cas où ce moyen peut être utile.

Voici à quoi pourrait ressembler une journée :

Le matin, Théo est réveillé par une lumière douce et la dernière chanson de son chanteur préféré, qui émanent de son téléphone portable. Après un solide petit déjeuner, il sort de la maison en prenant son sac à dos et son téléphone portable. Dans la rue, il commence à prendre la direction de l’arrêt de tramway le plus proche, quand son téléphone se met à sonner. Il met son oreillette, c’est son agent intelligent qui lui signale que le prochain tramway va passer à l’arrêt dans cinq minutes et que celui d’après ne lui permettra pas d’arriver à l’heure au collège, compte tenu des conditions de circulation de la journée. Théo se met donc à courir ; il arrive juste à temps pour monter dans le tram.

Pour occuper ses quinze minutes de trajet, il demande à son agent intelligent s’il a du travail qu’il peut faire dans les transports en commun dans le temps dont il dispose ; l’agent lui propose de réécouter le texte sur lequel son professeur d’anglais lui a demandé de travailler.

En arrivant au collège, Théo pose sa main sur une sorte d’écran situé à l’entrée de l’établissement. Ce dispositif sert à s’assurer que c’est bien lui qui porte son téléphone, qui est détecté par des capteurs spécifiques (dans les premières années où ce système de détection était utilisé, cette précaution n’était pas prise et certains jeunes avaient trouvé la solution de donner leur téléphone à un copain pour pouvoir faire l’école buissionnière). Il sait que dans le collège, de nombreux capteurs sont présents : dans chaque salle pour s’assurer que les élèves sont bien présents à chaque cours, à l’entrée de la cantine, pour savoir quels élèves ont pris leur repas etc. Si un élève n’est pas détecté à l’entrée au collège ou dans la salle où il doit être, un SMS est aussitôt envoyé à ses parents pour les informer de ce retard ou de cette absence.

La plupart des cours se déroulent comme quand les parents de Théo étaient au collège : un professeur est devant ses élèves. C’est le cas pour les cours de mathématiques, de français, d’histoire géographie, par exemple. Bien sûr, quelques détails ont changé : l’ordinateur installé sur le bureau du professeur (un vieux Pentium IV récupéré dans l’ancienne salle informatique du collège) qui affiche une image sur le tableau interactif, les élèves qui, pour la plupart, prennent des notes sur leur smartphone. Les livres et les documents utiles pour le cours sont stockés sur internet, dans l’espace numérique de travail de l’établissement, et téléchargés à la demande sur les smartphones. Il faut préciser que pendant les cours, les appareils sont dans un mode particulier qui interdit les communications avec l’extérieur et l’accès aux services de loisirs ; ne pas activer ce mode pendant les heures de cours est passible de lourdes sanctions et la plupart des élèves ont programmé leur agent intelligent pour l’activer dès l’arrivée au collège.

D’autres cours en revanche prennent une forme différente : ils sont faits en visioconférence dans une salle spéciale. Là, chaque élève est isolé dans une sorte de cabine, avec un casque et un micro, devant un écran. Les progrès de la technique permettent d’avoir une image et un son d’excellente qualité, assez semblables à ce qu’ils seraient si le professeur était présent physiquement. Les cours dispensés ainsi sont ceux de disciplines rares : langues vivantes peu enseignées, langues anciennes, options peu choisies. Pendant quelques années, par exemple, seuls une dizaine de collèges de France offraient à leurs élèves la possibilité d’apprendre le grec ancien ; heureusement, la mise en place de ce système de cours par visio-conférence a permis de créer de nouvelles options et d’offrir les mêmes choix à tous les collégiens de France, en mutualisant les cours : Théo a choisi d’apprendre le chinois en 6ème et il vient de commencer le grec en 3ème. Le groupe de grec est constitué de 8 élèves vivant dans toutes les régions de France.

L’année de troisième de Théo, l’année scolaire 2017-2018, a aussi vu la création d’un nouvel ensemble d’options dites européennes : ce sont des cours proposés en visio-conférence dans des collèges de tous les pays de l’Union européenne. Au grand dam du professeur de français, beaucoup de ces leçons sont faites en anglais, mais il en existe dans presque toutes les langues européennes. Comme Théo fait de l’anglais depuis l’école primaire et qu’il a eu souvent l’occasion de consulter des documents dans cette langue pour des recherches faites dans le cadre de l’école ou de ses loisirs, il n’a pas de problème pour suivre sa nouvelle option ‘Introduction to 20th century art’ (il aurait préféré prendre ‘Introduction to political science’, mais il a fait ce choix pour être dans la même classe virtuelle qu’Anthony, son ami de Londres). A la récréation, Théo voit sur les écrans plasma fixés aux murs du collège que M. Blondin, son professeur de mathématiques, est absent, il se réjouit car il sortira ainsi à 15h.

Dans la cour du collège, il réactive son portable pour consulter ses messages. Sa mère lui a laissé un message vocal : “J’ai reçu un email m’indiquant que M. Blondin est absent. N’en profite pas pour faire des bêtises.” Théo sourit en pensant à sa mère en train de lire ses courriers électroniques ; il lui a souvent expliqué que c’est un moyen complètement dépassé pour communiquer, mais elle s’obstine à choisir ce mode de réception pour les informations du collège, qui arrivent au milieu des centaines de messages publicitaires. Et dire que chaque message lui est facturé ! Son téléphone sonne, c’est son agent intelligent qui lui annonce : “Puisque le cours de 15h à 16h est annulé et que la nouvelle console ZRZ 2 que tu as commandée est arrivée ce matin, nous pourrions passer la chercher. Toutefois, je ne sais pas si c’est compatible avec la consigne envoyée à 9h53 par ta mère.” Théo affirme que oui et l’agent lui indique qu’une demande de confirmation a été envoyée à sa mère par courrier électronique.

A la sortie, Théo prend donc le chemin de la boutique de jeux vidéo. En route, son agent lui indique qu’il a détecté la présence de son ami Siméon, qui passe à proximité. Il lui envoie un SMS et ils décident de se retrouver au coin de la rue. Dans le même temps, Théo téléphone à Cassandra, une amie qu’il a rencontrée dans un échange avec une école de Bilbao, quand il était en CM1. Il se souvient de l’époque où, quand il avait 6 ans, les communications avec un téléphone portable étaient payantes et que sa mère lui reprochait toujours de passer trop de coups de téléphone à ses amis.

De retour chez lui, il demande à son agent le travail qu’il a à faire pour le lendemain. Celui-ci lui propose une organisation pour faire les différents travaux dans les meilleures conditions, en tenant compte de son état de fatigue, de ses habitudes de travail et de la démarche qui lui convient le mieux : d’abord faire les travaux écrits, puis les leçons à mémoriser, qu’il réécoutera (grâce à un synthétiseur vocal) en prenant sa douche avant de se coucher. L’agent tient aussi compte du fait que Théo a hâte d’essayer sa nouvelle console et commence à télécharger les jeux les mieux notés sur les forums qu’il fréquente.

Après avoir fait son travail, Théo connecte sa console sur son ensemble multimédia. Cet appareil est en fait un petit ordinateur connecté avec des liaisons sans fil à un ensemble de périphériques : clavier, grand écran, haut-parleurs, joystick. Bien sûr il est aussi relié au smartphone, avec lequel il se synchronise automatiquement. D’autres gadgets sont également connectés à cet appareil : une horologe qui projette l’heure au plafond, des compteurs lumineux indiquant combien des amis de Théo sont connectés en ce moment ou le nombre de messages sur son répondeur.

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Pourquoi j’ai ouvert un nouveau blog

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« Un nouveau blog, direz-vous ? Et pourquoi ne pas alimenter plutôt ceux, commencés jadis, qui dépérissent ? » J’y viens, j’y viens, lecteur impatient. En effet, j’ai décidé de créer un nouveau blog, mais contrairement à ce que j’ai fait jusqu’à maintenant quand j’ai créé un blog, celui-ci ne remplace pas le précédent. Il correspond à un besoin que j’éprouve depuis longtemps de pouvoir partager des informations, des liens, simplement, mais en ayant parfois aussi la possibilité de rassembler plusieurs liens dans un même billet, de les commenter etc. J’ai parfois été tenté de le faire sur mon ancien blog, directement, en écrivant des billets brefs ou indirectement, en postant automatiquement mes bookmarks de delicious. Néanmoins, aucune de ces méthodes ne me semblait assez simple et assez efficace. En outre, je ressentais un certain malaise à mélanger des billets relativement longs et rédigés avec des notes informelles et des liens. C’est la raison d’être de ce nouveau blog qui me sert depuis maintenant presque deux ans à noter les liens intéressants, des idées qu’on consigne au fil de la plume, tandis que l’ancien, Avec ou sans bruits parasites, reste plutôt consacré à des textes plus longs et plus « écrits ». J’ai choisi le titre  de mon précédent blog en référence à un texte d’Hermann Hesse qui parle du progrès technique. Le titre du nouveau renvoie à un extrait de L’Homme sans qualités de Robert Musil. Car ce blog sera une sorte de reflet de la réalité, un moyen de relayer l’actualité, de consigner ce que j’aurai appris ou découvert, en somme, un espace consacré à ce qu’on a gagné en réalité… et donc que l’on a perdu en rêve.

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