Je m’interroge depuis longtemps sur l’aspect social des réseaux sociaux, ou du moins de ce qu’on appelle ainsi désormais : Facebook, Twitter etc. Disons-le d’emblée, je ne partage pas le mépris largement répandu au sujet de ces services et la dévalorisation de leur dimension sociale. Une forme particulière de ce mépris est la remise en cause de la notion d’amis sur Facebook. Vous voyez de quoi je veux parler : ces gens qui, en évoquant les « amis » qu’on a sur Facebook, laissent entendre qu’ils considèrent que ce terme n’est pas approprié. Ils ajoutent un commentaire dévalorisant, en précisant par exemple « soi-disant amis » ou bien indiquent simplement, par leur ton (à l’oral) ou par la ponctuation (à l’écrit), qu’ils mettent « amis » entre guillemets, parce qu’un « ami » sur Facebook n’est pas un vrai ami. Le dernier exemple de ce genre qu’il m’a été donné de voir est ici (milieu du deuxième paragraphe). On comprend bien le message sous-jacent à ce type de réserves : Facebook nous propose des relations humaines dégradées, dénaturées, mais le dissimule en nous trompant par un vocabulaire inapproprié qui renvoie à ce que les relations humaines ont de plus beau, de plus admirable.
Il me semble que ce jugement est une mauvaise façon de poser le problème et je voudrais raconter quelques anecdotes pour illustrer mon propos.
Mettons-nous d’accord sur le vocabulaire
Je considère généralement que quelqu’un a des ‘copains’, qui sont des gens qu’il apprécie, avec lesquels il a des relations relativement régulières, avec lesquels il passe du temps. Parmi ces gens, qui peuvent être assez nombreux, il distingue une poignée d »amis’, des personnes avec lesquelles les liens sont plus forts, avec lesquels les relations se maintiennent plus durablement, même en cas d’éloignement géographique. Eventuellement, dans ce groupe d’amis peuvent encore être distingués, en nombre encore plus réduit (rarement plus d’un ou deux) des ‘meilleurs amis’.
Première anecdote : « c’est pas mon copain, c’est un ami »
Cette mise au point étant faite, venons-en à mes anecdotes.
Je parlais récemment à une jeune fille de vingt ans d’un garçon de son âge avec lequel elle me disait avoir rompu toute relation. Je m’en étonnais : « Pourquoi ? C’était pourtant ton copain ». Ce à quoi elle répondit aussitôt : « Ce n’était pas mon copain [comprendre : ‘petit ami’], c’était un ami ». Il est clair que ce qu’elle appelait ‘ami’ était la même chose que ce que j’appelais ‘copain’.
Le détracteur de Facebook sautera sur l’occasion : « Pauvre jeune fille fourvoyée par la rhétorique pernicieuse et déstructurante de Facebook qui s’imagine que n’importe quelle personne avec qui on est en relation est un ‘ami’ ! » Voire. Ma deuxième anecdote aidera à comprendre ce qu’il faut en penser.
Deuxième anecdote : « la soirée avec mes amis »
Il y a une grosse dizaine d’années, ma mère me rapportait, avec une nuance de reproche, qu’un de mes jeunes cousins alors âgé de vingt ans qualifiait d »amis’ les personnes avec qui il passait son temps libre : « Il ne dit pas ‘mes copains’, mais ‘mes amis’ ! » Aurait-il, lui aussi, été trompé par l’idéologie décadente de Facebook ? Je crains bien que non, puisque Facebook n’existait pas à l’époque… Ainsi, déjà, les jeunes appelaient ‘amis’ ce que leurs aînés appelaient ‘copains’.
Troisième et quatrième anecdotes : « ma copine » et « ta petite »
Quand j’avais vingt-cinq ans, ma tante me reprochait gentiment de dire « ma copine » pour parler de ma petite amie, me disant qu’à mon âge il convenait mieux de dire ‘ma compagne’ (ce que je n’aurais assurément jamais dit à vingt-cinq ans) ou ‘mon amie’.
Vers la même époque, ma grand-mère, pour prendre des nouvelles de ma petite amie me demandait : « comment va ta petite ? » J’ai bien sûr compris ce qu’elle voulait dire mais par la même occasion, j’ai compris que quand Guy Béart chantait « ma petite est comme l’eau », il ne parlait pas de sa fille… (et ce n’est pas une plaisanterie)
Vous avez compris où je veux en venir, lecteur : les différentes générations ont toujours eu un vocabulaire différent et la question de l »amitié’ sur Facebook, que certains semblent envisager avec effroi, n’est rien d’autre qu’une insignifiante question de vocabulaire entre générations.
Alors il n’y a pas de problème avec Facebook ?
Hé bien si, il doit bien y en avoir un, si certains le ressentent, mais il n’est pas ce qu’ils croient, à mon avis.
Le problème, d’abord, c’est que ces questions de terminologie entre générations, qui existaient déjà, comme je viens de le montrer, étaient auparavant confinées à quelques repas de famille annuels. Les jeunes repartaient en souriant de ce « verbe d’antan » délicieusement désuet, les vieux en s’attendrissant de ces jeunes qui se complaisaient dans un vocabulaire abscons et un peu approximatif. Mais avec Facebook, le repas de famille dure toute l’année et c’est à chaque instant que ce choc de génération peut se faire sentir : tout le monde est au même endroit et peut, virtuellement, parler à tout le monde, sur un pied d’égalité. Chacun est ainsi confronté à la différence de l’autre sans que cette confrontation soit délimitée. Ce dont je suis convaincu, et j’espère en reparler, est que ce qui pose problème dans les réseaux sociaux n’est pas l’appauvrissement des relations humaines, mais au contraire leur multiplication.
Le problème, surtout, c’est que pour ces échanges entre générations, il faut un langage commun, une sorte de koinè. Traditionnellement, dans les repas de famille dont je parlais, cette koinè est le langage des Anciens : le petit-enfant s’efforce de parler à sa grand-mère en utilisant son langage à elle. Sur Facebook, cette autorité est inversée : la koinè est plutôt inspirée du langage des jeunes. En somme, il faudrait une traduction de Facebook en « langage senior », pour les vieux (ne te retourne pas lecteur, c’est bien de toi que je parle 😉 ), dans laquelle on aurait une liste de ‘copains’, par exemple. Une telle traduction n’existe pas et au fond, c’est ça qui nous met le seum, je crois. 😉
(Précision déontologique : j’ai choisi d’évoquer dans le titre de ces billet les « vieilles dentelles » pour faire référence aux dames âgées que j’ai mentionnées (par ordre d’apparition à l’écran : ma mère, ma tante, ma grand-mère). Cette expression pourrait donner d’elles une image de vieilles dames conservatrices et revêches, un peu comme la comtesse douairière de Downton Abbey ; il n’en est rien, toutes trois sont (ou a été, pour le cas de ma grand-mère), des dames très dynamiques et ouvertes d’esprit.)